Blocher enrôle Rousseau et Mozart au service de la patrie

Article dans L’Hebdo du 5 juillet 2001

Grâce à l’UDC zurichois, un opéra de Jean-Jacques Rousseau sera monté sur l’île St-Pierre. Hommage à une culture suisse qui lui ressemble.

Catherine Bellini

“Si les Suisses ne rendent pas hommage à leurs artistes et leurs penseurs, personne ne le fera à leur place”, lance le parlementaire le plus célèbre du pays. Christoph Blocher explique ainsi son engagement financier dans le spectacle qui se déroulera tout au long du mois d’août à l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. Le producteur bernois Lukas Leuenberger y monte “Le Devin du village”, le seul opéra composé par Jean-Jacques Rousseau, suivi d’une autre œuvre lyrique en un acte, de Mozart celle-ci, “Bastien et Bastienne”. Tout se tient, dans ce projet, puisque c’est l’idylle pastorale de Rousseau qui inspira au très jeune Wolfgang Amadeus son “Singspiel” et que la scène sera plantée sur l’île chérie par Jean-Jacques et célébrée dans ses “Rêveries du promeneur solitaire”. Enfin, pour parfaire la cohérence d’une manifestation qui se veut emblématique de la région qui l’accueille, au texte français de Rousseau répondra l’œuvre en allemand de Mozart.

Rousseau et Blocher, le rapprochement surprend de prime abord. Existe-t-il quelque affinité élective entre le philosophe errant, auteur du “Contrat social”, inspirateur d’un idéal révolutionnaire, et l’homme qui incarne en Suisse la droite de la droite politique ? Christoph Blocher lui-même affirme que oui. Mais attention, loin de lui les “utopies” du “Contrat social” et autres “exaltations” propres à Jean-Jacques Rousseau. S’il éprouve des sympathies pour le personnage, c’est plutôt pour “son indépendance, son amour de la nature et des petits Etats”.

Quant aux spécialistes de Rousseau, ils discernent des analogies avec l’idéologie blochérienne. Le professeur, essayiste et psychiatre genevois Jean Starobinski souligne que Jean-Jacques Rousseau a déploré la disparition du patriotisme, montré du doigt le cosmopolitisme des riches et, dans son premier “Discours sur les sciences et les arts”, en 1751, fait l’éloge du petit peuple suisse. Autre expert du XVIIIe siècle, le philosophe Urs Marti, homme de gauche qui enseigne la théorie politique à l’Université de Zurich, rappelle le populisme de Rousseau, qui a accusé les intellectuels du siècle des Lumières de détruire les fondements moraux de la société. “L’œuvre est ambiguë, dit Urs Marti. D’ailleurs toutes les fractions révolutionnaires, des Montagnards aux Jacobins, se sont référées à Rousseau.”

Quant au “Devin du village”, “c’est une histoire purement sentimentale, une exaltation de la vie simple des campagnes contre la vie corrompue des villes”, indique Jean Starobinski. Jean Balissat, professeur de composition, d’orchestration et d’analyse aux conservatoires de Lausanne et de Genève, estime que, musicalement, l’unique composition signée Rousseau n’est pas une œuvre ambitieuse, mais “gentille, fraîche et très populaire”. Balissat, qui fut aussi compositeur de la musique de la Fête des Vignerons 1977, en veut pour preuve que “l’intermède de Rousseau figurait dans toutes les éditions de la Fête des vignerons du XXe siècle, sauf celle de l’année dernière.” L’historienne de l’art Erika Deuber Ziegler renchérit: “Il n’y a pas plus populaire et patriotique que le “Devin du village”. Pour l’avoir appris à l’école, la Genevoise, épouse de Jean Ziegler, en connaît encore les paroles par cœur. Et de fredonner “Allons chanter sous les ormeaux…. Animez-vous jeunes fillettes ….Galants, prenez vos chalumeaux…”

Du point de vue purement musical, l’œuvre de Rousseau n’impressionne pas beaucoup Christoph Blocher non plus. Et s’il a choisi de soutenir le spectacle sur l’île Saint-Pierre, c’est avant tout parce qu’il tient à rappeler que “ce philosophe et écrivain suisse est une personnalité qui a marqué l’histoire des esprits et, pour couronner le tout, a même inspiré Mozart”. Un vrai exploit pour le Zurichois, qui aime le maître autrichien par-dessus tout. “Il a composé une musique qui interprète la vie dans toute sa complexité, de la souffrance à l’allégresse. Le théologien Karl Barth – un homme de gauche que j’estime – a dit un jour qu’il ne sait pas encore à quoi ressemble le paradis, mais que si les anges y font de la musique, c’est du Mozart. Je pense comme lui.”

Un programme culturel

Blocher en mécène culturel, Blocher qui célèbre les artistes suisses. Le rôle qu’il endosse en vue du spectacle autour de Rousseau et Mozart n’est pas complètement neuf. Au cours des deux décennies où le chef de l’UDC a réalisé son irrésistible ascension politique, il a engagé moult ensembles de musique folklorique suisse. Tant et si bien que dans les esprits, du moins en Suisse alémanique, où le mouvement blochérien a pris son essor, les harmonies champêtres sont devenues indissociables de l’Union démocratique du centre. On se souvient de l’immense cortège qui, en automne 1995, a fait résonner cloches et cors des Alpes dans les rues de Zurich. La manifestation, intitulée ” Oui à la Suisse”, était dirigée contre le Conseil fédéral et tous ceux qui souhaitaient adhérer à l’Union européenne; on se souvient aussi de cette fête fédérale de lutte, summum de culture traditionnelle helvétique, en 1995 également. A l’occasion de cette manifestation, financée en partie par Christoph Blocher car elle se déroulait à Coire, près du siège de son entreprise EMS-Chemie, la foule avait acclamé le politicien, mais sifflé son mépris au visage de Ruth Dreifuss. La conseillère fédérale avait osé parler d’Europe…

Après ces débuts folkloriques, le leader de l’UDC a surpris son monde une première fois en 1998. Cette année-là, il alloue un demi-million de francs pour monter une pièce de théâtre d’Ulrich Bräker dans le canton de Saint-Gall. Mort il y a deux siècles et reconnu pour un récit autobiographique, “Histoire et aventures d’un pauvre homme du Toggenbourg”, ce fils de charbonnier sans instruction passe pour un écrivain “social”, témoin de la vie des gens simples de sa région. Christoph Blocher affirme alors qu’il vénère cet autodidacte génial, grand connaisseur de William Shakespeare et qui fut encensé dans la RDA communiste!

Fier d’être Suisse

Après le théâtre, la peinture. En 1999, Blocher ouvre au public une partie de sa collection de tableaux d’Albert Anker – la plus importante au monde, puisqu’elle comprend plus de 130 huiles, aquarelles et dessins. Le peintre seelandais, conservateur, tenait à garder un style proche du peuple. Quoique vivant dans un Paris trépidant, il n’a cessé de reproduire des scènes passéistes de son village natal célébrant l’humilité, la vertu du travail, la famille et l’éducation des enfants. Et le conseiller national admet: “ses valeurs sont les miennes, même si je collectionne aussi des œuvres de Ferdinand Hodler”.

Au fil des manifestations culturelles qu’il parraine, le leader de l’UDC dévoile insensiblement son univers mental, les valeurs qui l’émeuvent et nourrissent son action politique. Chez les artistes qu’il met en avant, dans les œuvres qu’il vénère, il est un message omniprésent: soyez fiers d’être Suisses! Et soyez fiers de vos artistes! Relevez la tête! Dans un autre registre, qui touche l’histoire plutôt que l’art, Christoph Blocher a tenu le même genre de propos. Dans son discours sur la Suisse et la Seconde Guerre mondiale – prononcé en 1997 et qui lui vaut des plaintes pour racisme -, Christoph Blocher a surtout dit une chose à ses compatriotes, à savoir qu’ils n’avaient pas à rougir de leur passé, que les temps étaient durs, que la Suisse avait fait ce qu’elle pouvait.

Déterminé, depuis plus de vingt ans, le leader UDC ne cesse de répéter que le “Sonderfall” suisse est un atout, et même plus, une valeur à défendre. Car il englobe tout ce qui est spécifique au pays: la neutralité, l’indépendance, la petitesse, l’amour du travail.

Défense spirituelle

Historiquement, à travers ses collections d’art et son parrainage culturel, Christoph Blocher s’inscrit dans une tradition qui remonte aux années 30: la “défense nationale spirituelle”. En soutenant des expressions artistiques spécifiquement suisses, Christoph Blocher défend l’héritage du conseiller fédéral PDC Philipp Etter, élu en 1934. Dans un contexte de menace nationale-socialiste, Etter a été l’artisan de la fondation Pro Helvetia, instrument propre à encourager la culture helvétique dans le pays et à soutenir sa promotion à l’étranger. “La défense de la culture suisse comme ciment et instrument de cohésion nationale sera aussi largement reprise par la gauche après la guerre”, précise Brigitte Studer, professeur d’histoire suisse et contemporaine à l’Université de Berne. “Mais elle va s’effacer peu à peu des discours officiels pour disparaître dans les années 90.”

Et c’est peut-être ce vide, ce silence, cette absence de toute expression de fierté nationale envers les valeurs spécifiquement suisses, démocratie directe et folklore compris, qui explique l’importance considérable qu’a pris un seul homme, Christoph Blocher, dans le paysage politique de ce pays. Bien sûr, il y a sa biographie d’entrepreneur qui s’est fait tout seul. Naturellement, il y a ses combats politiques contre l’Europe, contre la gauche dilapidatrice, contre la droite centriste, contre les impôts et contre les étrangers. Mais le phénomène Blocher est bien plus que des prises de position, aussi provocatrices soient-elles, c’est un état d’esprit, ce que les germanophones appellent une “Weltanschauung”, une conception du monde. C’est cette conception conservatrice et animée par un patriotisme affirmé qui a changé la politique des années 90. La radicale Christine Beerli a constaté un jour que Christoph Blocher avait acquis une sorte de monopole sur le patriotisme culturel, que les autres partis politiques avaient négligé ce sentiment et toutes les émotions qui lui sont liées. Elle a ajouté que le parti radical allait réagir.

Et n’a-t-on pas entendu Gerold Bührer, à peine élu président des radicaux suisses, proposer d’égayer la prochaine assemblée du parti de musique appenzelloise? La course au patriotisme est lancée.

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