Construisons ensemble une europe fédéraliste

Débat avec Daniel Cohn-Bendit dans Le Temps du 30 janvier 2001

Daniel Cohn-Bendit, vous êtes très critique à l’égard de l’Union européenne à propos de son déficit démocratique. Dans un appel rédigé avec François Bayrou où vous exigez une Constitution pour l’Europe, vous écrivez: “Ce n’est pas la démocratie […].” Vous affirmez que les citoyens européens n’ont pas leur mot à dire, qu’ils sont trop éloignés de ceux qui les gouvernent, etc. En Suisse, c’est le contraire qui est vrai: le peuple est régulièrement appelé à donner son avis sur presque tout… Pourquoi les Suisses devraient-ils abandonner ce privilège pour rejoindre une entité où, c’est vous qui le dites, cette proximité fait défaut?

 

Daniel CohnBendit: Premièrement, si la Suisse rejoignait l’Union européenne (UE), son espace politique ne disparaîtrait pas pour autant, pas plus que n’a disparu celui des Français, des Suédois, des Luxembourgeois, des Danois, etc. Deuxièmement, la construction européenne est un système politique nouveau, en chantier. Le texte auquel vous faites allusion découle de ce que l’Europe s’est donné jusqu’ici des traités proches d’une Constitution, mais qui n’ont pas le caractère d’un consensus fondamental. Je suis d’accord avec Christoph Blocher quand il énumère les valeurs qui fondent la Suisse: démocratie directe, dialogue constant entre minorités, etc. C’est exactement ce que je voudrais voir l’Europe formuler après cinquante ans d’existence. Dans ce combat pour une Constitution, l’expérience des Suisses avec la démocratie directe et la participation du peuple leur donne une position très intéressante sur la question de fond: comment affiner cette entreprise de grande taille qu’est l’Europe politique pour que les citoyens aient plus de prise sur les décisions influençant leur vie quotidienne, pour qu’ils bénéficient d’une certaine protection face aux développements qui se produisent dans le monde? Ce serait une contribution très positive. Naturellement que la Suisse peut rester en dehors de l’UE, la question n’est pas là. Elle est de savoir quelle contribution, inspirée par son histoire, la Suisse peut fournir dans cette aventure formidablement passionnante qu’est l’Europe. Il y a aussi des choses que la Suisse ne peut pas régler seule, pour lesquelles elle a donc besoin de l’Europe comme masse critique.

 

Christoph Blocher: Pour la clarté de la discussion, j’aimerais faire la distinction entre les expressions “Europe” et “Union européenne”.

 

CohnBendit: Je parle toujours de l’Union européenne.

Blocher: Bien. J’insiste sur ce point car je me considère comme Européens. Nous avons des liens avec tous les pays de l’UE, parfois plus étroits que ceux entretenus entre eux par certains de ses membres. Et cela ne nous demande aucun effort. Notre petitesse, l’absence d’un marché intérieur suffisant, de débouché maritime et de matières premières nous ont toujours orientés vers l’extérieur…

 

CohnBendit: …Les Suisses à eux seuls ne suffisent pas à enrichir les banques suisses…

 

Blocher: Non, effectivement, cela ne suffit pas. Nous avons toujours été orientés vers l’extérieur. Je le dis parce que la question pour nous n’est pas d’être ou de ne pas être Européen, mais d’être ou de ne pas être membre de l’Union européenne. Cela dit, votre message ne me déplaît pas. Vous dites que la construction européenne est un processus en cours. Pendant mes études, après la guerre, j’étais moi aussi un partisan convaincu du rapprochement européen…

 

CohnBendit: …voilà qui me réjouit…

 

Blocher:…mais je défendais une formule souple préservant autant que possible l’identité des Etats. Il en est advenu autrement.

 

CohnBendit: Mais non…

 

Blocher: Pour nous, oui. Du point de vue d’un petit pays, oui. Je n’ai rien contre l’UE si c’est ce qu’elle veut être. Et je n’ai rien contre les pays qui veulent la rejoindre, si c’est leur volonté. A l’époque, j’ai toujours refusé d’aller parler en Autriche contre son adhésion à l’UE. Mais il y a une différence importante: en Autriche, qui est aussi un petit pays, l’adhésion a entraîné un transfert de souveraineté, au moins partiel, du gouvernement à Vienne vers les fonctionnaires à Bruxelles. En Suisse, c’est le peuple qui devrait accepter qu’une partie de sa souveraineté soit transférée vers les fonctionnaires de Bruxelles.

 

CohnBendit: Je ne voudrais pas être mal compris: naturellement, quand on crée une union politique comme celle-ci, il faut toujours s’interroger sur la délégation de pouvoir du bas vers le haut, ou de la périphérie vers le centre. C’est la raison pour laquelle il est important de réfléchir – notamment à propos d’une Constitution – sur la répartition des compétences: que font les uns, que font les autres? Il est tout aussi nécessaire de porter un regard critique sur la répartition actuelle des compétences au sein de l’Union. Cela dit – et c’est le point central -, ce qui rend le succès de l’Europe fascinant, c’est d’avoir transformé une des régions les plus guerrières du globe en havre de paix. Il suffit de jeter un œil sur l’histoire de l’Europe: 1870, 1914, 1939-45, toutes ces guerres qui ont opposé la France à l’Allemagne. Il y a eu plusieurs tentatives d’unifier l’Europe au cours de l’histoire, mais toujours sous la houlette d’une puissance hégémonique: la France, l’Allemagne, l’Autriche et les Habsbourg, etc. Après la défaite de l’Allemagne en 1945, après l’effondrement des puissances coloniales dans les années cinquante, l’Union européenne a pour la première fois créé les conditions nécessaires pour qu’une alliance démocratique sans revendications hégémoniques puisse se développer. Depuis lors, l’idée selon laquelle une grande puissance doit dominer les autres est définitivement enterrée. C’est cela la réussite de l’Europe.

 

Blocher: Je ne dis pas le contraire. Mais je me demande si l’Europe ne serait pas aussi devenue pacifique sans l’UE – qui est finalement une construction assez récente, qui remonte aux années quatre-vingt-dix lorsque le Traité de Maastricht a été accepté. Quand Churchill appelait au rapprochement des peuples après 1945, il ne voulait certainement pas la forme d’union qui s’est réalisée, et encore moins que la Grande-Bretagne en fasse partie. Il voulait que quelque chose soit entrepris afin d’interrompre les – pour reprendre votre terminologie – velléités hégémoniques des uns et des autres. En ce sens, vous avez raison: c’est bien ce qui s’est produit, mais est-ce qu’il en serait allé autrement sans l’UE? C’est une question qui reste sans réponse.

 

CohnBendit: Pas du tout. Ce qui s’est passé, c’est que les grands Européens, les pères et les mères de l’Union européenne ont commencé à faire en sorte que les pays s’interpénètrent. C’était leur idée de base, valable aussi bien pour les peuples que pour les politiciens. Ils étaient convaincus qu’il fallait que les hommes vivent ensemble au quotidien, fassent ensemble des affaires, échangent leur culture, bref que leur quotidien s’interpénètre, pour que, à côté de leur identité nationale, se constitue une identité et une culture communes de nature à reléguer toujours plus à l’arrière-plan la question de la guerre ou de la paix. C’est ainsi que le rapprochement économique a d’abord été rendu possible, puis le rapprochement politique, et enfin Maastricht.

 

Blocher: Les choses ne se sont pas enchaînées de façon aussi déterministe que vous le dites.

 

CohnBendit: Non, bien sûr, c’était une démarche complètement volontariste.

 

Blocher: Il ne suffit pas que des hommes de différentes nationalités se rencontrent pour que surgisse la paix éternelle.

 

CohnBendit: Non, pas la paix éternelle, mais les conditions démocratiques de la paix.

 

Blocher: Considéré selon nos critères, la niveau de démocratie atteint au sein de l’UE est tout à fait insuffisant.

 

CohnBendit: Absolument, voilà pourquoi nous devons combattre ensemble pour rendre l’Union européenne plus démocratique. Je n’ai aucun problème avec cette idée.

 

Blocher: Au début des années quatre-vingt-dix, Jacques Delors, qui a été un des leaders de l’Europe, a déclaré quelque chose qui m’a éclairé, à savoir que l’UE ne pouvait pratiquer un modèle de démocratie directe tel que nous le connaissons en Suisse, qu’un certain degré de centralisme était nécessaire, faute de quoi les grands objectifs de l’Union resteraient inatteignables. Je me suis alors rendu compte que c’était un Français qui pensait ainsi, quelqu’un qui pensait en termes de centralisation et pour qui le concept de fédéralisme ne voulait pas dire grand-chose. C’était un socialiste qui pensait ainsi, c’est-à-dire forcément, comme tous les socialistes, quelqu’un qui pensait en termes de centralisme. Je souligne simplement que nous avons deux manières de penser complètement opposées, le socialisme de la France s’oppose au fédéralisme de la Suisse.

 

CohnBendit: C’est précisément ce qui est passionnant: le dialogue entre ces différentes visions.

 

Blocher: A condition qu’un système n’écrase pas l’autre.

 

CohnBendit: L’UE a-t-elle détruit le système fédéraliste allemand? A-t-elle écrasé – pour prendre l’exemple d’un petit pays – la Hollande? Au contraire! Les Hollandais nagent dans l’UE comme un poisson dans l’eau, ils se portent à merveille.

 

Blocher: Mais le fédéralisme allemand, qui est pourtant déjà moins développé que le Suisse, a été revu à la baisse pour s’adapter à l’UE. Vous justifiez ces sacrifices au nom d’une vision supérieure…

 

CohnBendit: Ce n’est pas une vision mais un fait que vous ne pouvez pas nier. Je vous donne un exemple, raconté par mon père. Mon père a dû quitter l’Allemagne en 1933; il avait d’abord été poursuivi pour des motifs politiques, puis pour des motifs racistes. Il s’est réfugié au sud de la France. Après 1945, il était convaincu qu’il n’y aurait jamais de paix entre l’Allemagne et la France. Jamais. Si on avait dit à ces personnes en 1945: “Vous verrez, dans cinquante ans, il n’y aura plus de contrôles aux frontières entre l’Allemagne et la France, plus d’armée en Lorraine ou sur le territoire allemand”. Ils nous auraient traité de fous. La haine qui régnait entre Allemands et Français en 1945 était aussi forte que celle qui existe aujourd’hui au Kosovo. Avoir pu pacifier et civiliser ces deux nations est un résultat absolument colossal.

 

Blocher: Je ne dis pas le contraire. Cela reste une autre question de savoir si cela a un rapport avec l’Union européenne. Le résultat est réjouissant et il faut seulement espérer qu’il reste ainsi.

 

 

La masse critique

 

Pensez-vous que l’Union peut se développer dans un sens fédéraliste?

 

CohnBendit: On ne peut pas répondre à cette question de manière scientifique. Le combat pour une constitution fédéraliste de l’Union est ouvert. La discussion politique a lieu maintenant. Il existe des cultures politiques différentes qu’il faut réunir afin d’obtenir un consensus de base. En France, le concept d’Etat est assez proche de celui de l’Allemagne. En revanche, le type de société est plus proche de celui de la Grande-Bretagne. L’issue de ce processus historique est difficile à pronostiquer. Je ne peux que répéter ma position: je me bats pour une Europe fédéraliste, et c’est pourquoi je juge importante la contribution de la Suisse. Toutes les forces qui pensent en termes fédéralistes renforcent ma position. Personnellement, j’aurais tout à gagner d’une participation de Christoph Blocher à la construction européenne.

 

Blocher: Si la Suisse était membre de l’Union, nous combattrions du même côté. Cela ne me poserait aucun problème. Mais j’aimerais revenir sur la réussite européenne que vous évoquiez et me permettre une comparaison: la Suisse aussi est une réussite! Et je pose la question de mon point de vue de citoyen suisse et de libéral: quel est le but de l’Etat? C’est d’accorder la plus grande liberté possible à l’individu.

 

CohnBendit: Comme libertaire, je contresigne! Aussi peu d’Etat que nécessaire.

Blocher: Bon, bon… Sur ce qui est nécessaire, nous avons peut-être des opinions différentes…

 

CohnBendit: C’est la vie!

 

Blocher: Je crois que la Suisse est un cas particulier. Je pense d’ailleurs que tous les Etats sont des cas particuliers.

 

CohnBendit: Comme juif, je ne supporte plus d’entendre parler de “cas particuliers”. Les Juifs sont un cas particulier, les Suisses sont un cas particulier, les Allemands sont un cas particulier. Soyons plutôt tous des cas normaux.

 

Blocher: Sur quoi repose notre particularité?

 

CohnBendit: Sur la normalité de vos particularités!

 

Blocher: C’est ça: sur une particularité normale. (rires)

 

CohnBendit: Nous sommes tombés d’accord. C’est de la dialectique! Blocher fait dans la dialectique!

 

Blocher: Je l’ai toujours fait.

 

CohnBendit: Magnifique, vous serez bientôt marxiste!

 

Blocher: Il ne manquerait plus que ça! Je crois que la Suisse est une réussite pour deux raisons: premièrement, sur le plan politique, cela tient aux libertés, à l’ampleur du droit de vote, à la marge de manœuvre dont disposent les citoyens pour s’épanouir. Ce qui rend la Suisse différente, c’est la démocratie directe, qui n’est sans doute pas possible dans une grande Union. Notre démocratie directe garantit au citoyen une participation maximale. C’est notre force. Même quand le gouvernement était faible ou faisait fausse route ou encore faisait des bêtises, il y a toujours eu des mouvements populaires pour redresser la barre, comme les Suisses l’ont superbement montré pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

CohnBendit: Sans entamer ici un débat sur cette période, tout n’était pas si superbe que cela en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

Blocher: Chaque pays a commis des fautes, les Suisses ne sont pas meilleurs que les autres. Mais quand le gouvernement a vacillé et a voulu s’adapter à la pression des forces de l’Axe, c’est le peuple qui a réagi. Telle est la force d’un petit pays et de la démocratie directe. Voilà pour le facteur politique. Le deuxième facteur est l’économie. Comment expliquer qu’un petit pays si pauvre puisse autant prospérer? Cela tient à notre Constitution, à l’ordre économique que nous nous sommes donnés, qui est typique pour un petit pays afin de garantir la prospérité au plus grand nombre. Une adhésion à l’UE exigerait de gros sacrifices sur les deux plans.

 

CohnBendit: Non.

 

Blocher: Si, si! C’est facile à prouver.

 

CohnBendit: Laissons de côté la discussion sur l’histoire suisse et la situation entre 1939 et 1945, notamment la forme particulière de neutralité qui n’était pas tout à fait neutre. J’aimerais commencer par la fin. Le monde est confronté à des problèmes qu’aucun pays n’est capable de résoudre seul. Le climat par exemple. La Suisse propose une politique intéressante, voire, sous certains aspects, exemplaire pour réduire les émissions de CO2. Ses initiatives comme le transfert de la route au rail sont exemplaires. Mais la catastrophe climatique ne sera évitée que si un changement de pensée radical se produit à l’échelle mondiale, c’est certain. Quelles forces écologiquement conscientes peuvent former une masse critique pour amener ce changement? Mon grand espoir réside dans une prise de position plus résolue de l’UE qui pourrait forcer les Etats-Unis et les pays du sud-est asiatique à adopter des mesures contraignantes dans les conventions internationales. C’est là que réside pour moi l’essentiel. Si la Suisse était membre de l’UE, la position de cette dernière s’en trouverait inévitablement renforcée dans le bon sens, la masse critique augmenterait au niveau mondial. Seule, la Suisse ne peut rien, absolument rien obtenir à Rio ou Kyoto, aussi exemplaire que soit sa politique. Sa contribution représente 0,01 pour cent. Et si l’on ne parvient pas à renverser l’évolution climatique actuelle, la neige fondra sur les Alpes aussi, et pour toujours. Il en va de l’identité des Suisses.

Blocher: L’argumentation n’est pas nouvelle. C’est de l’idéalisme.

CohnBendit: Pas du tout, c’est la plus claire des Realpolitik.

Blocher: Qu’il s’agisse de l’Etat ou des entreprises, la Suisse participe à la plupart des forums où se discutent les enjeux transnationaux, elle y cherche sans cesse des coalitions. Sur les questions climatiques, plutôt avec les pays européens. De même pour la politique agricole. Dans d’autres domaines, l’économie, le libre marché, plutôt avec les Américains…

 

CohnBendit: Sur cette question en particulier, vous devriez faire attention. Si vous voulez conserver votre Suisse idyllique, prenez garde avec le libre-échange, sinon vous serez envahis…

 

Blocher: …nous en sommes parfaitement conscients…

 

CohnBendit: …il ne faut pas confondre ce que les gens ont à gagner avec le libre marché avec ce que les banques ont à y gagner.

 

Blocher: Je ne dis pas cela non plus. Mais le bien-être des banques n’est pas sans relation avec le bien-être d’un pays.

 

CohnBendit: Les banques suisses doivent se demander si leur bien-être, fondé sur le blanchiment d’argent provenant des endroits les plus louches, est légitime.

 

Blocher: Bien sûr, nous nous posons d’ailleurs cette question. Et nous prenons des mesures. Si vous considérez l’ensemble des places financières mondiales, ce n’est pas la Suisse qui est le plus grand centre de blanchiment du monde.

 

CohnBendit: C’est l’un des plus grands centres de blanchiment du monde. Pourquoi monsieur Dumas a-t-il des comptes en Suisse, pourquoi monsieur Mitterrand? Pourquoi n’ont-ils pas des comptes à Paris? Est-ce qu’il n’y a pas de banques en France? Est-ce qu’il ne pouvait pas déposer ses 13 millions en France sans payer d’impôts? Je vous en prie. Et la Suisse va bien. Vous avez raison, la Suisse se porte à merveille. Et pourquoi est-ce que monsieur Pinochet à un compte en Suisse, et monsieur Milosevic? Pourquoi tous les dictateurs de ce monde ont-ils des comptes en Suisse?

 

Blocher: Pas tous, ils sont peut-être nombreux, mais pas tous.

 

CohnBendit: Vous avez raison, pas tous, mais une majorité d’entre eux.

 

Blocher: Monsieur CohnBendit, il est évident que parmi tous les gens qui ont beaucoup d’argent il y en a forcément qui ne le possèdent pas légalement. C’est évident. Nous avons des procédures d’entraide, etc. Mais vous ne pourrez jamais endiguer complètement le phénomène. Ce dont nous parlons, ce sont des exceptions et vous ne pourrez jamais empêcher les exceptions. Mais revenons, si vous voulez bien, à la question du climat. Il est vrai que, aussi judicieuse que soit la politique de la Suisse, sa contribution globale est faible. Pour ces problèmes, la voie solitaire n’est pas appropriée. Pour autant, nous ne devons pas renoncer, car si chacun se réfugie derrière son impuissance à régler seul les problèmes, plus personne n’entreprend rien. J’ajoute que nous sommes parmi les rares à tenir les engagements pris.

 

CohnBendit: Mais cela ne sert à rien. Vous devez comprendre que nous nous trouvons, avec la globalisation, dans l’obligation de développer des moyens de régulation. Le plus grand des libéraux, Adam Smith, affirmait déjà que les marchés ne s’autorégulent pas. Ils ont leur logique, qui est une réalité dont il faut tenir compte, et les politiciens ont pour tâche d’y introduire une réglementation, de sorte que la plus grand nombre en tire profit. C’est le difficile équilibre à trouver entre régulation et liberté. Aujourd’hui, le monde est dominé par l’ordre économique américain, dont certaines facettes sont fascinantes et d’autres détestables. Pour la démocratie sur le plan planétaire, il est absolument inacceptable qu’une puissance domine les autres et leur impose sa façon de penser. Même si les Américains étaient en tous points exemplaires, il n’est pas souhaitable de connaître une telle situation de déséquilibre. Or, contre une puissance de ce type, capable de défendre avec agressivité ses intérêts, une alliance molle de pays décidant au coup par coup de s’unir sur des sujets particuliers n’a aucune chance de succès. Pour conserver un équilibre mondial, il faut une alliance politique qui puisse, dans le cadre du partenariat avec les Etats-Unis, constituer un contrepoids. La capacité de dire non est une composante essentielle de ce partenariat, c’est même la condition sine qua non pour qu’il puisse exister.

 

Blocher: Magnifique! C’est exactement mon credo politique. Je dis souvent que la démocratie directe, c’est la possibilité de dire non. Les Romands en particulier me le reprochent souvent d’ailleurs; ils disent que je suis “Monsieur Non”.

 

CohnBendit: Dans un vrai partenariat, il faut avoir la liberté de dire non ou oui, d’accepter ou de refuser. Il faut une union politique de l’Europe pour que cette liberté nous soit consentie. Ensuite, il s’agit de construire cette union de telle sorte que les gens n’aient pas le sentiment qu’on leur impose des choses, mais au contraire qu’ils puissent se reconnaître dans cette union politique. C’est notre devoir historique, remplissez-le avec nous!

 

Blocher: Ne le prenez pas mal si je vous dis que votre discours est idéaliste, même si je peux parfaitement le comprendre.

 

CohnBendit: C’est déjà quelque chose.

 

 

La bureaucratie

 

Blocher: Nous avons deux manières fondamentalement opposées de voir les choses: en économie, comme en politique, je n’ai pas de sympathie pour les constructions géantes. Leur taille empêche de conserver une vue d’ensemble. Et c’est le problème de l’Union européenne. Avec le temps, une grosse structure ne peut que verser dans la bureaucratie. Dans un petit Etat, on a l’avantage de pouvoir garder une vue d’ensemble sur un grand nombre de domaines. L’inconvénient – sur ce point je vous donne raison – est que le petit Etat ne peut résoudre seul les problèmes qui dépassent ses frontières. Mais les petites entités sont, d’une manière générale, plus efficaces.

 

CohnBendit: Le contrôle démocratique d’une grosse structure est au cœur de mes préoccupations. Mais mon expérience à Francfort, 600 000 habitants, m’a prouvé que, même dans une entité relativement petite, les structures bureaucratiques peuvent prendre des dimensions incroyables. J’en avais été frappé à l’époque, lorsque j’ai débuté dans l’Exécutif de la ville. Même de petites entités peuvent être complètement bureaucratiques et inefficaces. Il ne suffit pas d’être petit pour ne pas être bureaucratique.

 

Blocher: Je ne dis pas que les petits ne peuvent pas aussi être bureaucratiques, je dis que les gros ne peuvent pas ne pas être bureaucratiques.

 

CohnBendit: Le nœud du problème, c’est que, à cause de la complexité des éléments qu’elles doivent gérer, les organisations de grande taille sont enclines à la bureaucratie. Je ne veux pas le nier. C’est pourquoi je parle de la nécessité d’une Constitution européenne. Il est vital de faire redescendre l’Union européenne vers le fédéralisme grâce à ce principe déjà existant mais encore peu appliqué: la subsidiarité. Autrement dit, laisser aux régions et aux villes la responsabilité de régler elles-mêmes ce qu’elles savent organiser seules, et n’intervenir sur une base commune que pour le reste.

 

Blocher: Je partage votre définition de la subsidiarité: l’échelon inférieur règle les problèmes à chaque fois que c’est possible. Mais pour un politicien français, le principe de subsidiarité signifie ranger les problèmes dans le plus bas tiroir. Ils ont simplement une autre manière de penser que nous.

 

CohnBendit: La France pratique en effet la subsidiarité à sa manière: tout doit être fait comme en France selon le modèle centralisé français. Bien sûr. Mais il y a aussi en France une évolution en direction du fédéralisme. Tout le débat autour de la Corse tourne autour de cette question. C’est pourquoi en France les souverainistes de tous bords, de droite comme de gauche, de Pasqua à Chevènement, sont aux abois. Hors de France, personne ne comprend leur inquiétude: où est donc le problème si les Corses mettent en place telle ou telle institution? On voit que la France, parce qu’elle est dans l’Union, va connaître un processus de décentralisation plus rapide qu’elle ne croit. En ce moment, le débat politique en France est centré sur cette question.

 

Les Etats-Unis, grosse construction s’il en est, sont souvent considérés aujourd’hui comme un modèle.

 

Blocher: Pour moi, un Etat est un succès quand il offre le maximum de liberté et une situation économique correcte à la plus grande partie de la population. Vu sous cet angle, les Etats-Unis ne sont pas une réussite pour moi.

 

CohnBendit: Voilà bien un constat que partagent les Européens.

 

 

Sur l’euro

 

CohnBendit: Je suis un partisan convaincu de l’euro. Pourquoi? Parce que cela ne m’amuse plus que nos pays soient continuellement sous la dépendance du dollar et de l’économie américaine. Je suis absolument convaincu que l’euro constitue la troisième ou la quatrième grande réalisation historique de l’Union européenne. Comment cela a-t-il pu être réalisé à Maastricht? Avant la réunification de l’Allemagne, il régnait dans l’Union un consensus, basé sur la division de fait de l’Allemagne, pour ne pas laisser de place à une nation hégémonique. Au moment de la réunification, les politiciens traditionnels de l’ancienne génération ont pris peur. Mitterrand en est la parfaite illustration. Il a essayé de sauver la RDA, il a presque tout essayé pour éviter que l’Allemagne ne soit réunifiée. Il pensait, et c’est compréhensible, comme un homme de la génération de ceux qui ont fait la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, Mitterrand a donné son accord pour la réunification, mais en échange de la monnaie unique, pour éviter la domination de la République fédérale ou du DM. C’est les larmes dans les yeux que Kohl a accepté. Pour l’Allemagne, le sacrifice du mark est d’une dimension colossale. Nous aurons donc une monnaie unique en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, etc. et bientôt en Grande-Bretagne, car vous verrez qu’elle ne tardera pas à rejoindre le club. Mais qui veut une monnaie unique doit aussi avoir une responsabilité politique commune. Nous nous trouvons dans cette phase historique. Et je ne peux donner aux Suisses qu’un seul conseil: ne regardez pas seulement le franc suisse tel qu’il est aujourd’hui. Vous allez toujours plus ressentir le besoin de vous appuyer sur l’euro. Alors mêlez votre voix à cette aventure plutôt que d’assister au film depuis un strapontin.

 

Blocher: Ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Par le passé, nous n’avons pas toujours participé et cela ne nous a pas si mal réussi. En 1992 quand il s’est agi de voter sur l’Espace économique européen, le Conseil fédéral et les économistes prédisaient que le franc suisse courrait à la catastrophe en cas de refus. Le contraire s’est produit: notre monnaie est plutôt trop forte que trop faible. Pour revenir à l’euro, je pense que c’est une des plus graves erreurs commises par l’UE. Pourquoi? Il ne suffit pas d’affirmer que vous avez tous la même monnaie. Chaque pays a sa politique monétaire qui dépend de l’économie plus que du gouvernement. Je tiens à celle la Suisse, car elle est l’unique instrument dont nous disposons pour influer sur l’inflation, la conjoncture, etc. Si, pour un territoire aussi vaste que l’Europe, vous ne pouvez plus appliquer qu’une seule politique monétaire, vous aurez une monnaie trop forte dans les régions prospères et vice et versa. Avec des problèmes pour l’emploi dans les deux cas.

 

CohnBendit: Je ne prêche pas un nouveau marxisme en affirmant qu’avec l’euro tout sera parfait. Je dis que c’est un premier pas vers une Europe fédérative. C’est avec l’euro que l’Europe invente une nouvelle forme de fédéralisme. Et je trouve cela très positif. Nous avons une banque centrale européenne et des banques centrales dans chaque pays, qui doivent trouver un mode de fonctionnement commun.

 

Blocher: Pour rétablir l’équilibre au sein de l’Union, vous devrez introduire un mécanisme de péréquation financière. C’est ce que vous voulez?

 

CohnBendit: Oui, c’est cela que je veux!

 

Blocher: Vous n’êtes donc fédéraliste qu’en théorie.

 

CohnBendit: Je suis pour le fédéralisme et contre l’égoïsme. Je ne suis pas pour le fédéralisme des nantis contre les pauvres. Je veux la responsabilité des régions riches face aux défavorisées. Je suis contre la Ligue lombarde, qui dit que le Nord de l’Italie est riche et que le Sud n’a qu’à s’enfoncer dans la misère. Je suis contre cela.

 

Blocher: Pour atteindre votre but, l’euro ne suffira pas, il faudra accompagner la monnaie unique d’une série de mesures. Nous avons connu ce processus en Suisse.

 

CohnBendit: Précisément! Vous devez veiller à ce que le Tessin s’en sorte à l’égal les autres. Les plus riches doivent créer des conditions pour que les chances soient à peu près les mêmes pour tous. Dans la phase actuelle de la construction européenne, la monnaie unique peut être un véhicule pour réduire les disparités économiques. L’UE a déjà fait en Espagne et au Portugal. Vous faites des affaires au Portugal?

Blocher: Naturellement

CohnBendit: Donc vous profitez de cette réussite.

 

Blocher: C’est un reproche?

CohnBendit: Pas du tout, un simple constat.

 

Blocher: L’Espagne dotée d’une constitution libérale et non-membre de l’UE serait au moins aussi développée que celle que nous connaissons aujourd’hui. J’ai une petite fabrique en Espagne. J’ai vu quels canaux pouvaient s’ouvrir pour recevoir de l’argent de Bruxelles. Mais j’ai dit à la direction: “Faites ce que veut le marché, pas ce qu’il faut pour obtenir des subventions”. Je conteste votre affirmation selon laquelle l’intégration à l’UE a été un facteur décisif de progrès pour l’Espagne. Le pas décisif fut de sortir de la dictature.

 

CohnBendit: Et qui a joué un rôle essentiel pour cela? Les Etats démocratiques de ce qui était alors la Communauté européenne.

 

 

L’élargissement à l’Est

 

Blocher: L’élargissement à l’Est n’est pas seulement favorable aux pays concernés. Nous avons intérêt à ce que le plus grand nombre possible d’Etats partagent notre conception occidentale de la liberté. Cela vaut aujourd’hui encore, après l’effondrement de l’Union soviétique. Il faudra attendre de nombreuses années avant que la Russie partage nos valeurs occidentales: économie libérale, liberté de la presse, liberté d’expression, etc. Comment cet élargissement va-t-il se concrétiser? Tôt ou tard, tout le monde devra reconnaître qu’une Union européenne strictement centralisatrice, qui nivelle les pays, est une erreur.

 

CohnBendit: Personne ne veut cela.

 

Blocher: C’est pourtant ce qu’on lit entre les lignes des textes adoptés à Nice.

 

CohnBendit: La conférence de Nice est à mon avis une catastrophe absolue…

 

Blocher: Mais c’est la réalité.

 

CohnBendit: Une réalité que je veux changer.

 

Blocher: Vous ne pouvez pas entrer dans une structure et dire: “La réalité est celle-ci, mais moi je veux autre chose.”

 

CohnBendit: Bien sûr que vous pouvez le faire, où est le problème? Vous aussi, vous voulez changer beaucoup de choses en Suisse. Si vous avez de bonnes idées et une bonne politique, vous pouvez le faire. Dans le cas contraire, non. Vous ne réussirez pas non plus à changer la Suisse autant que vous le souhaiteriez…

 

Blocher: …mon ambition se limite à empêcher que soient commises les pires bêtises.

 

CohnBendit: En tant que politicien, vous défendez forcément une certaine vision, sinon autant se tirer une balle dans la tête!

 

Blocher: Bien sûr, mais la majorité des politiciens n’ont aucune vision.

 

CohnBendit: Mais concentrons-nous sur la question de l’élargissement et sur les Balkans. Aussi longtemps que l’Europe s’est trouvée divisée, la crise catastrophique n’a fait qu’y empirer. Les Français étaient traditionnellement pro-Serbes, les Allemands pro-Croates; quant aux Bosniaques, ils ont plutôt été oubliés par tout le monde. Ce n’est que lorsque l’Europe a adopté une position commune que la situation a évolué. Aujourd’hui, c’est grâce à l’engagement des Européens, auxquels d’autres viendront se joindre, que le processus de reconstruction sur place peut déboucher sur une véritable démocratisation.

 

Blocher: Dans les Balkans, ce sont les Américains qui ont fait la différence.

 

CohnBendit: Uniquement sur le plan militaire.

 

Blocher: C’est quand même l’OTAN qui a débloqué la situation. Or l’OTAN, c’est les Etats-Unis. Il faut aussi reconnaître les atouts d’une grande puissance comme les Etats-Unis.

 

CohnBendit: Je le reconnais volontiers. J’ai toujours dit que le problème n’était pas que les Etats-Unis soient une grande puissance, mais qu’ils puissent décider seuls à quel moment et de quelle manière les choses doivent se produire.

 

Blocher: Ce n’est pas la force des Etats-Unis qui pose problème, mais la faiblesse des autres. Et l’UE ne fera jamais le poids contre les Etats-Unis.

 

CohnBendit: Et pourquoi pas?

 

Blocher: Economiquement, elle ne le peut pas.

 

CohnBendit: L’UE est-elle une bagatelle avec ses 370 millions d’habitants, et bientôt de nouveaux membres? Les Etats-Unis jaugent si bien son poids que lorsque Bill Clinton est venu chercher un prix à Aix-la-Chapelle, il a plaidé pour que la Russie rejoigne l’Union – en sachant très bien que cela risque de la faire imploser.

 

Blocher: Vous avez raison. Les grandes puissances jouent leur jeu égoïste, UE comprise. Cet égoïsme est-il meilleur que celui que vous dénoncez chez les petits pays?

 

CohnBendit: L’égoïsme est une constante humaine. Je ne présente pas l’Union comme le Christ paré de toutes les vertus. Je veux simplement que s’établisse un équilibre de puissances démocratiques entre les Etats-Unis, l’Europe, l’Asie du Sud-Est, etc.

 

 

La crise autrichienne

 

Parlons des mesures européennes prises l’an dernier contre l’Autriche après que celle-ci a porté le parti de Jörg Haider au pouvoir. Les Suisses ont suivi cette crise avec préoccupation.

 

Blocher: Avec dégoût!

 

CohnBendit: L’intervention de l’Union européenne en Autriche a été une catastrophe nécessaire.

 

Blocher: Et voilà le despote qui se révèle sous le libertaire!

 

CohnBendit: Je vais vous expliquer: l’Autriche n’a été soumise à aucune sanction. La seule conséquence concrète pour le pays fut que les autres quatorze pays n’ont pas entretenu de relations bilatérales avec lui. En gros cela veut dire que ni Jörg Haider ni Wolfang Schüssel n’ont pu dîner à l’Elysée ou à la chancellerie berlinoise durant cette période. A part ça, rien. C’est en cela qu’a résidé la force de l’Union européenne: l’Autriche a continué à participer à la vie interne de l’organisation. Qu’est-ce qui était à la fois catastrophique et nécessaire? L’exemple autrichien a mis le doigt sur un problème qui prend toute son importance si l’on songe à l’élargissement qui se prépare à l’Est. Que se passe-t-il si un membre brise le consensus démocratique sur lequel repose l’Union? Que faisonsnous alors? Comment pouvons-nous réagir ? Nous nous sommes rendu compte que les traités européens n’offraient aucune marge de manoeuvre. Il est apparu qu’il fallait mettre en place un mécanisme, et c’est un des rares domaines dans lesquels Nice a apporté des changements positifs. Celui-ci ne prend pas la forme d’un avertissement mais permet, si des développements particulièrement inquiétants se produisent, à un groupe d’Etats de mettre en place une commission d’observateurs qui établissent si la liberté fondamentale des citoyens est touchée dans le pays concerné.

 

Blocher: Merci beaucoup. Sans doute devrions-nous aussi passer par là?

 

CohnBendit: Mais voyons, c’est parfaitement légitime. Imaginez une situation où un pays entre dans l’Union européenne et décide le lendemain d’exclure une partie de sa population. Il est clair que l’UE doit pouvoir intervenir. Au moment où des pays qui connaissent des réalités comme celles vécues dans les Balkans, en Hongrie, en Slovénie ou en Slovaquie, il est parfaitement légiime de mettre en place un mécanisme particulier.

 

Blocher: Pour le citoyen d’un petit pays démocratique comme la Suisse, ce qui s’est passé là est insupportable. Il a vu que les belles valeurs défendues par l’Union n’étaient qu’une façade. Que s’est-il passé ? Un pays a voté, il a porté au pouvoir deux partis qui ne plaisent pas aux autres Etats – y compris certains qui ont admis dans leur gouvernement des fascistes et des communistes, tous chargés moralement des pires crimes de l’humanité. Personne ne s’était inquiété de cela. Mais face à la petite Autriche, on a brandi les menaces de boycott, la Belgique a recommandé à ses citoyens de ne plus aller skier au Tyrol…

 

CohnBendit: …la Belgique, petit Etat, soit dit en passant…

Blocher: …tout le monde s’y est mis. Excusez-moi, mais une telle attitude n’est pas très éloignée de celle consistant à dire: “N’achetez plus chez les juifs !” A la conférence de Stockholm, on a décidé en coulisses – car l’UE en tant que telle aurait dû au moins écouter les Autrichiens – de boycotter bilatéralement Vienne. Comment peut-on affirmer après cela qu’il ne s’est rien passé ? La voilà démasquée, la belle communauté de valeurs démocratiques! Et si le danger autrichien avait été aussi grave qu’on le prétendait, l’Union avait le devoir d’intervenir sur place!

 

CohnBendit: Je comprends votre réaction polémique, c’est votre droit. Le problème Haider est que pendant sa campagne, il a déclaré à des Waffen-SS qu’il assumait totalement le passé du pays. Il refuse une vision critique de la participation autrichienne au fascisme hitlérien. D’où la réaction émotionnelle qui a suivi les élections. Le fait intéressant à noter est que depuis son accession au pouvoir, son parti est en voie d’éclatement.

 

Blocher: Alors laissez-le!

 

CohnBendit: C’est ce que j’ai dit à maintes reprises.

 

Blocher: Et vous devriez le laisser même si son parti gagne encore des voix.

 

CohnBendit: Je le ferais, même si cela m’est désagréable. Je veux simplement dire que je comprends et appuie l’énervement des Européens. Je comprends que précisément des petits Etats réclament des règles pour affronter ce genre de situations – on retrouve le débat sur la Constitution – pour que les décisions ne soient pas dictées par des émotions – sur ce point, je vous donne entièrement raison.

Blocher: Pour moi, il est également insupportable que l’on ait aligné la position de tous les membres, contre leur gré s’il le fallait. Le Danemark n’était pas concerné par cette affaire et a déclaré qu’il obéissait à une pression de groupe.

 

CohnBendit: Le ministre de l’Intérieur danois a fait la proposition de parquer les requérants d’asile refoulés, et les criminels étrangers, sur une île. Le Danemark, cette belle démocratie – petit pays ! – connaît en ce moment une des plus fortes poussées xénophobes en Europe.

 

Blocher: Ce n’est qu’un exemple. C’est ainsi que les choses se passent quand les politiciens s’éloignent des citoyens.

 

En guise de conclusion, un pari

 

CohnBendit: Je fais un pari avec vous, monsieur Blocher. Avant que nous mourrions tous deux, la Suisse fera partie de l’Union européenne.

 

Blocher: Méfiez-vous, j’ai déjà gagné beaucoup de paris.

 

A ce propos, comment vous, Christoph Blocher, voyez-vous l’UE dans cinq ans? Et comment vous, Daniel Cohn-Bendit, voyez-vous la Suisse dans cinq ans?

 

Blocher: Dans cinq ans, l’Union européenne ne sera pas très différente d’aujourd’hui. Les négociations pour l’élargissement à l’Est seront en cours, mais les nouveaux membres n’auront pas encore été admis. A plus longue échéance, vingt ans, il est possible mais pas certain que l’UE évolue vers un association d’Etats beaucoup moins contraignante, et dans ce cas la Suisse en fera probablement partie.

 

CohnBendit: Blocher, le dernier grand gaulliste!

Blocher: Peut-être. La vie m’a appris à défendre seul ma position, mais c’était souvent passager…

CohnBendit: Dans cinq ans, la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie seront très vraisemblablement membres de l’UE, pour une raison très simple liée à la chute du Mur. Pour la Hongrie, 1956 représente un repère important dans le combat pour la démocratie, et l’anniversaire de cette date engage politiquement l’Union. Pour la Pologne, il y a eu le mouvement Solidarnosc, et pour la Tchéquie il existe une dette morale envers Havel. Dans vingt ans, nous aurons une Europe fédérale dotée d’une constitution. Ce sera quelque chose de nouveau qui ne ressemblera pas aux Etats-Unis, à mi-chemin entre un Etat et une alliance. Dans cinq ans, le débat suisse sur l’adhésion sera pleinement engagé. Dans vingt ans, la Suisse sera membre à part entière de l’Union, et peut-être que Christoph Blocher dira : “Après tout, ce n’est-ce pas si mauvais”.

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