La crise durera deux à trois ans, mais peut être salutaire pour la Suisse

Interview dans Le Temps de lundi 12 août 2002

Christoph Blocher admet que son ami et ancien partenaire en affaires Martin Ebner a sous-estimé les forces nécessaires à son empire. Selon lui, la crise boursière n’est pas une catastrophe, mais un asainissement. Quant à l’initiative sur l’or, elle est le seul moyen d’assurer le financement de l’AVS.Auteur: Othmar von Matt et Yves Petignat


Martin Ebner est plongé dans une crise de liquidités. Allez-vous l’aider?

Christoph Blocher
: Non. On ne m’a pas demandé d’aide. Personnellement les moyens me feraient défaut parce que ma fortune est engagée dans mon entreprise, le groupe Ems, et que celle-ci ne peut, bien entendu, soutenir financièrement personne.

Vous ne pourriez pas étendre votre participation chez Lonza pour soutenir Martin Ebner?
Blocher
: Non. Ems a une participation de plus de 10% auprès de Lonza parce que celle-ci est importante pour Ems. Nous n’avons pas l’intention de l’étendre ni, d’ailleurs, de nous en défaire.

Quelles relations avez-vous encore avec Martin Ebner?
Blocher
: Je connais Martin Ebner depuis la période des études. Nous nous sommes depuis lors liés d’amitié. Mais son entreprise et la mienne sont complètement séparées. Je ne sais rien de plus que vous sur ses affaires, et seulement d’après la presse. Depuis des années nous avons mené avec BZ Bank, qui selon la Commission fédérale des banques est saine, de bonnes relations d’affaires avec entière satisfaction.

Vous avez eu par le passé des relations étroites et amicales avec Martin Ebner. Cela ne vous touche pas personnellement qu’il soit en difficulté?
Blocher
: Naturellement, cela me touche chaque fois qu’un entrepreneur se retrouve en difficulté. Je sais à quel point succès et échec sont liés pour un chef d’entreprise. Quand tout va bien, il est riche, que cela tourne mal et il perd tout. La Banque BZ de Martin Ebner et ses sociétés Vision ne sont par chance pas en danger. Mais sa holding personnelle n’a plus de moyens suffisants pour tenir tous ses projets. C’est pourquoi il a dû vendre, ce qui doit être tragique pour lui.

Pourquoi avez-vous vendu vos participations à Pharma Vision il y a cinq ans?
Blocher
: Martin Ebner, la société Rolex et moi personnellement possédions 51% de Pharma Vision, dont j’étais le président. A cette époque, il n’y avait qu’une seule société Vision. La stratégie était de se concentrer sur un petit nombre de “pharma” et d’entreprises de chimie. Cette société a connu un grand succès. Tous les actionnaires, grands ou petits, y ont gagné. Martin Ebner a fondé ensuite d’autres Vision supplémentaires: BK Vision (banques), Stillhalter Vision, etc. Une participation à ces sociétés n’entrait pas en ligne de compte pour moi. En 1997, il est apparu qu’il y avait une certaine logique à lui abandonner les 51% de Pharma Vision. Je me suis concentré davantage sur Ems et j’ai donc retiré ma participation. Malgré cette vente, nous nous sommes séparés en bons termes.

Etiez-vous plus prudent que Martin Ebner….
Blocher
: Par définition, un chef d’entreprise industrielle est plus prévoyant qu’un entrepreneur de la finance. L’industrie travaille à beaucoup plus long terme. Mais Martin Ebner n’avait pas calculé avec une crise de la Bourse aussi longue et aussi profonde. Il n’est pas le seul!

… ou bien est-ce votre sens politique qui vous a dit qu’il serait mieux pour vous de rompre l’association avec lui?
Blocher
: Chaque chose en son temps. Martin Ebner est l’un des banquiers les plus innovatifs. Lorsque j’ai repris le groupe Ems, en situation difficile, c’est lui qui m’a fait les propositions les plus intéressantes pour constituer le capital propre qui manquait. Je les ai appliquées avec succès. Dans les entreprises, Ebner a aussi fait bouger beaucoup de choses pour les actionnaires. On a alors commencé à prendre au sérieux le fait que les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise. Mais pour traverser une période boursière aussi mauvaise, ses forces ne suffisaient pas.

Est-ce que Martin Ebner a éparpillé ses forces?
Blocher
: Il avait beaucoup de positions fortes comme actionnaire, de sorte qu’il était contraint de prendre des responsabilités dans beaucoup d’endroits pour participer à la conduite des affaires. En période difficile, il a manqué de liquidités et de forces pour opérer les changements indispensables. C’est ce qu’il a sous-estimé.

Martin Ebner serait “un banquier froid, introverti et rationnel”. Vous “l’entrepreneur et homme politique impulsif, chenapan, énergique, passionné, intéressé au pays et aux gens”, écrit Fredy Gsteiger dans un livre consacré à votre biographie. Etes-vous aussi différents?
Blocher
: (Il rit.) M. Gsteiger ne me connaît pas du tout et il ne connaît pas Martin Ebner non plus.

La description qu’il fait de vous tombe juste.
Blocher
: Ce n’est pas le lieu ici de parler de ma personnalité. Encore moins avec des personnes qui tiennent cela de gens qui ne me connaissent pas. Naturellement, Ebner et moi avons des caractères différents. Ebner se concentre sur ses affaires: le secteur bancaire. Moi sur l’industrie. Martin Ebner ne s’intéresse pas à la politique ou aux partis politiques. Il trouvait constamment que mon engagement politique était du temps perdu. Néanmoins, comme entrepreneur, il est partisan de la responsabilité individuelle. Des discussions politiques, nous n’en avions qu’au niveau le plus élevé. Tout le reste intéressait peu Ebner.

Y a-t-il des points communs?
Blocher
: Ebner aussi est complètement animé par son objectif. Seulement il avait, avec les placements en capitaux, d’autres buts que moi. Ebner a vu que la création de plus-value est de la plus grande importance pour le deuxième et le troisième piliers de la prévoyance de retraite. Je me bats pour l’initiative sur l’or de la BNS, qui doit aller à l’AVS pour assurer le premier pilier. Tout cela n’est possible que dans le cadre d’une économie de marché fonctionnelle. Ebner a vu aussi le danger que les propriétaires puissent être dépossédés par un management autosatisfait. Sous ce rapport, nous pensons la même chose.

Vous et Martin Ebner avez eu les mêmes visions des débats dans la Suisse des années 90: des impôts bas, moins d’Etat, des idées de privatisation pour l’AVS, assistance plutôt qu’Etat social.
Blocher
: Je n’ai jamais soutenu une “vision politique”, je rejette expressément cela. Mais quel entrepreneur prévoyant, quel être humain responsable peut défendre autre chose que l’Etat de droit libéral, avec des impôts les plus bas et un haut degré de responsabilité individuelle? Des actions politiques? Nous n’en avons pas évoquées. Ebner n’aurait jamais été intéressé.

Fredy Gsteiger, votre biographe, arrive à d’autres conclusions. Il écrit: “Il s’en est fallu de peu et ils (Christoph Blocher, Martin Ebner et Kurt Schiltknecht) seraient aujourd’hui des tireurs de ficelles de l’économie suisse, donnant le ton dans ce pays aussi bien économiquement que politiquement par l’UDC de Blocher. […] Le trio avait de manière notoire un concept économico-politique. Ils avaient une idée, une méthode, un but”.
Blocher
: (Il rit.) Quelle absurdité. Ma femme a lu ce livre. Il y a des pages avec au moins quatre erreurs de faits. (Il rit de nouveau.) Vous savez d’où vient sa thèse? De Peter Bodenmann, qui polémiquait là-dessus, bien que Kurt Schiltknecht appartienne encore à son parti, le Parti socialiste.

Vous n’envisagiez pas de révolution?
Blocher
: C’est complètement faux. Moi, un révolutionnaire? (Il rit.) Quiconque s’engage pour davantage de responsabilité individuelle, moins de bureaucratie ou des impôts plus bas aurait une activité de conspirateur? Il est économiquement prouvé depuis longtemps que seuls les Etats qui suivent cette politique ont du succès.

Depuis près d’un an, nous subissons un krach boursier par à-coups. A quel point le jugez-vous dramatique?
Blocher
: Dans une perspective à long terme, cette évolution n’est pas un bouleversement mondial. Il s’agit d’une correction qui nous entraîne un peu vers le bas, comme auparavant, dans les années 90, vers le haut. On ne doit pas oublier que nous avons eu une période dorée dans les années 90. Douze années de haute conjoncture à la suite, comme aux Etats-Unis, on n’avait jamais vu cela depuis la Seconde Guerre mondiale.

Etes-vous un optimiste?
Blocher
: Non. En affaires, essentiellement prévoyant, pessimiste. J’ai souvent peur que cela aille de travers. Je suis au contraire optimiste en ce que je crois au cours des choses. Mais comme entrepreneur je n’ai pas seulement une “saine foi en Dieu” mais aussi une confiance dans la réalité du marché. Le remarquable peintre suisse Albert Anker, qui observait bien le monde, résumait ainsi son œuvre: “Regarde, le monde n’est pas damné.” Cette certitude a de la valeur et je m’y suis toujours tenu. Si cela va bien, je sais aussi que ce ne sera pas toujours ainsi. C’est ce que doivent apprendre beaucoup de gens aujourd’hui. C’est ce qu’oublient très vite les gens – malheureusement les chefs d’entreprise également. Jeunes banquiers, habitués de la Bourse et jeunes entrepreneurs vivent pour la première fois une telle récession boursière.

Comment jugez-vous la situation?
Blocher
: L’évolution de la Bourse n’est pas la conséquence du 11 septembre. Après une période de bonne conjoncture dans les années 90, nous avons aujourd’hui une baisse de conjoncture. Elle ne durera pas seulement trois mois, mais deux ou trois ans. C’est ce que nous apprend l’expérience. Les Bourses réagissent par anticipation, souvent en exagérant. La baisse de conjoncture n’est pas une catastrophe, il n’y a pas une chute catastrophique sur les marchés. Les bonnes entreprises, solides, résistent. Ce sont les entreprises qui ont une marge bénéficiaire trop étroite ou un rendement des actions insuffisant qui disparaissent essentiellement actuellement. Celui qui a fait trop de dettes, qui présente un trop faible capital propre se retrouve en difficulté. C’est ce qui a été aussi fatal à Ebner. C’est un rééquilibrage. C’est pourquoi je suis persuadé que nous avons une bonne perspective pour le futur.

Vous parlez de la Suisse?
Blocher
: Mais aussi des autres pays. La Suisse a assurément un bel avenir après cela, si elle ne se nivelle pas par le bas, si elle ne s’aligne pas sur l’Union européenne. Si elle place au centre liberté et responsabilité. Car la Suisse a sur le marché mondial l’avantage d’une haute qualité et d’un haut niveau de formation. Nous devrions rester recherchés sur le marché mondial si nous suivons la voie traditionnelle de l’économie libérale, en mettant au centre la responsabilité individuelle, une faible intervention de l’Etat et la défense de notre indépendance.

Est-ce qu’avec ce credo vous avez changé quelque chose dans les années 90?
Blocher
: Hélas non! Une “coalition fatale” au bon sens de socialistes, radicaux et démocrates-chrétiens a augmenté les impôts, contre l’opposition farouche de l’UDC, comme dans aucun autre pays industriel au monde, ces dix dernières années. Malgré une extraordinaire haute conjoncture, dans les années 90, les dettes de la Confédération et des cantons – plus de 200 milliards de francs – ont pris une dimension qu’on n’avait jamais connue auparavant. En outre, nous nous rapprochons toujours plus fortement de l’Union européenne, nous sacrifions nos forces. Contre mon gré. Nous n’avons pas moins d’Etat et de bureaucratie. Au contraire nous nous sommes “socialisés”.

Les événements de ces derniers temps n’ont-ils pas amené à une plus grande pression de la population, du Parti socialiste, mais aussi du Parti radical, contre la politique de l’UDC?
Blocher
: Au contraire. La politique de l’UDC est plus indispensable que jamais. Notre politique économique est garante des emplois et de l’assistance sociale.

L’image du rôle de l’Etat dans l’opinion publique a changé, notamment après le 11 septembre. Les gens ont besoin de davantage de sécurité.
Blocher
: L’UDC se bat pour cela depuis des années. Pas seulement depuis le 11 septembre. La première tâche de l’Etat est la sécurité, à l’intérieur comme vers l’extérieur. Elle n’est qu’imparfaitement assurée. Pour la sécurité matérielle, c’est ensuite à chaque individu d’être personnellement responsable de lui-même. Beaucoup, dans la population active, ont l’impression de se faire rouler parce qu’ils doivent verser vraiment beaucoup pour les impôts, les taxes et les redevances. Beaucoup de gens bénéficient de rentes de l’Etat, qui offre tout, du Bureau de l’égalité à l’OSEC, de Présence Suisse, soutien à la culture, à une Expo à milliards, des milliards pour une société d’aviation privée jusqu’aux activités de relations publiques inutiles.

Ne pensez-vous pas qu’en raison de l’évolution économique il y a un besoin supplémentaire de contrôle de la part de l’Etat?
Blocher
: Je ne vois pas où. Quoique je ne sois pas contre tout contrôle.

Aux Etats-Unis, de nombreux managers en faillite ont été arrêtés menottes aux poignets. Est-ce une vision d’avenir?
Blocher
: Celui qui fait une escroquerie doit être puni. Pour cela, il n’y a pas besoin de nouvelle loi. Il n’y a pas besoin de dispositions détaillées. Les Etats-Unis ont des prescriptions légales sur la comptabilité plus détaillées que dans aucun pays. Malgré cela, ou plus précisément à cause de cela, de graves infractions ont été commises. Il serait plus honnête d’accepter les conséquences du fait qu’il y a plusieurs possibilités de considérer un bilan. On ne peut pas établir un bilan qui soit scientifiquement juste ou faux, même si l’on prête serment sur la comptabilité. Avec ces mesures, on veut simplement tranquilliser les gens. Je ne vois ici aucune nécessité de nouvelle loi, sinon pour simplifier et ouvrir davantage.

En somme, vous jugez la situation actuelle relativement tranquille?
Blocher
: Nous n’avons pas une crise qui verrait s’écrouler massivement les entreprises. Il est vrai que les plus grandes Blocher: sociétés du monde et les plus renommées sont concernées. Je pense à Enron, WorldCom, Swissair, de grandes sociétés d’assurances, Andersen, etc.

Pourquoi?
Blocher
: Elles ont échappé durant longtemps à la critique. Leur taille a aveuglé. En outre le gigantisme a rendu ces firmes impossibles à surveiller et difficiles à contrôler et à conduire. Je n’ai jamais cru, dans les années 90, au gigantisme ni en politique ni dans l’économie. Ces constructions gigantesques n’ont pas de stabilité.

Est-ce que l’on a oublié le mot modestie?
Blocher
: Les grandes entreprises ont eu les yeux plus gros que le ventre. Mais parce que la conjoncture était favorable, cela n’est pas apparu. Je vois le problème dans l’absence de limite. En politique on ne veut plus de frontière, en économie, les grandes entreprises se développent sans limite. Lorsqu’un géant s’écroule, les conséquences sont gigantesques. C’est réellement un manque de modestie. Pour un entrepreneur, il est central d’avoir en tête des notions comme: vue d’ensemble, simplicité, responsabilité.

Responsabilité dans quel sens?
Blocher
: Toutes les entreprises qui s’écroulent n’ont pas failli à leurs obligations. Derrière chaque décision, il y a le risque d’une erreur. Malgré tout, chaque chef d’entreprise est responsable. La responsabilité est la notion centrale de la direction. Si l’on accepte une responsabilité dans un domaine, on accepte les conséquences, que l’on soit coupable ou non. Je suis responsable pour tous, quoi qu’il se passe au sein du groupe Ems, même si dans l’un ou l’autre cas je n’ai pas commis de faute. Les managers ont de hauts salaires parce qu’ils ont de grandes responsabilités. Le manager ne doit toutefois être bien payé qu’en cas de succès. En cas d’échec, non. C’est la caractéristique de l’entrepreneur. Si le manager ou l’entrepreneur est bien payé même en cas d’échec, cela est irresponsable.

Comment renforcer cette conscience?
Blocher
: Tout en remplissant sa tâche. Cela donne confiance. Et celui qui n’assume pas ses responsabilités doit être remplacé. Cela aussi donne confiance.

Cela vaut aussi pour le Conseil fédéral?
Blocher
: Naturellement. Ce principe est toutefois difficilement applicable en politique parce que la responsabilité y est partagée. Le Conseil fédéral est composé de sept personnes. Mais la responsabilité ne peut pas être partagée.

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