La nouvelle économie n’était pas révolutionnaire

Interview dans BILAN du 10 octobre 2002


Par Jean-Luc Ingold


Comment définiriez-vous la situation économique actuelle?

Christoph Blocher:
En tout cas, ce n’est pas une crise. Je parlerais plutôt d’une rupture nette de la conjoncture économique mondiale. Comme une réaction brutale à un enchaînement de très bonnes années. Rappelons-nous que, jusqu’en 1998, les Etats-Unis ont vécu pratiquement douze ans de haute conjoncture, la plus longue époque florissante depuis la dernière guerre mondiale. On l’oublie trop souvent: en économie, c’est la règle, à une période de vaches maigres succède une période de vaches grasses, et vice-versa. Comme dans la Bible.

Comment expliquez-vous ce ralentissement?
Blocher:
Pour ma part, je pense que ce ralentissement était programmé. Les nouvelles technologies ont été vécues comme un rêve: il n’y avait pas de produits, juste des visions de produits, et on s’est jeté dessus comme lors de la ruée vers l’or. Alors, il faut se faire à cette idée, les bons comme les mauvais passages, en économie, cela dure un certain temps. Ce sera le cas, cette fois aussi.

Nous n’émergerons donc pas de cette situation dans six mois?
Blocher:
Quand tout va bien, l’homme a une tendance naturelle à croire que ça va durer. Et le contraire quand ça va mal. En l’occurrence, on ne sortira pas de ce ralentissement avant deux ou trois ans au moins.

A vous entendre, la nouvelle économie était une illusion.
Blocher:
De quoi s’agissait-il? De nouveaux développements, de nouvelles technologies. On a grandement amélioré les communications, on a reçu de nouveaux outils mais on a fait comme si on disposait d’une nouvelle substance. Bien sûr, on peut téléphoner plus commodément aux Etats-Unis, et ce n’est pas rien, mais ça n’a rien de révolutionnaire. Rien de comparable avec l’arrivée des machines, celle de l’électricité ou les inventions de Thomas Edison.

Mais vous, le capitaine d’industrie, vous avez quand même misé sur la réussite de cette nouvelle économie?
Blocher:
Je n’ai jamais mis un centime dans une société de ce qu’on a appelé la New Economy. Mais j’ai eu des doutes, je me suis demandé si je ne commettais pas une erreur, si la vieille économie n’était pas dépassée. On doit toujours avoir des doutes. Si on est trop sûr de soi, là, on risque de faire faux.

On s’aperçoit, en Suisse notamment, que les grandes maisons de consultance comme McKinsey ont pesé lourd dans les décisions de certaines sociétés. Par exemple de Swissair. Où est l’erreur?
Blocher:
En soi, leur méthode n’était pas fausse. Mais elles ont cru qu’elle pouvait servir partout à résoudre tous les problèmes. Elles ont introduit le gigantisme dans les entreprises et, comme dans le cas de Swissair, elles se sont écrasées au sol. Ce cas-là n’est pas isolé, et il y en aura d’autres. Dans le même état d’esprit, elles ont réinventé les comptes, et pratiqué la comptabilité créative. On est les plus grands, donc on peut accumuler d’énormes dettes avec 10% de capital propre. Voyez ce qui est arrivé à Enron. Ou, plus près de nous, les difficultés de Martin Ebner: il est devenu trop grand avec trop peu d’argent. La grande faute des consultants, c’est d’avoir perdu de vue qu’un homme est un homme. Ils ont cru leur pouvoir sans limite.

Est-ce leur seule erreur?
Blocher:
Regardons les choses sous un autre angle. Les bons entrepreneurs que je connais ne possèdent pas forcément tous la bonne méthode. Mais ils dirigent leur propre entreprise et ils ont la capacité de se sortir les tripes pour qu’elle marche. A la différence des managers parachutés de nulle part. Ceux-ci ont littéralement confisqué les entreprises à leurs légitimes propriétaires, les actionnaires, et se sont rempli les poches. Voilà pourquoi je lutte pour que les managers de sociétés cotées en bourse rendent public leur salaire avec bonus, stock-options et autres gratifications. Je prêche aussi pour qu’ils soient payés en fonction des résultats qu’ils ont atteints.

Il y a eu d’autres errements. Un jour, les assurances se sont lancées dans l’Allfinanz (en français: la bancassurance). Dès que j’ai entendu ce mot-là, j’ai pensé que c’était faux. Pas le mot, ce qu’il sous-entendait. On ne peut pas tout faire, la suite des événements l’a prouvé. Pris dans la tourmente financière, le Credit Suisse se défend et fait porter le chapeau à la Winterthur. Et le nouveau patron, dès son arrivée, décrète: il faut séparer la finance et les assurances. On aurait pu s’épargner ça!

Le patron d’une grande entreprise chimique d’Europe m’a confié récemment qu’il avait acheté 187 sociétés sur une période de quinze ans, puis qu’il avait dû en revendre 170 en perdant 1 milliard dans l’aventure. Il a conclu en me disant: « Au fond, on aurait mieux fait de dormir pendant quinze ans! »

Ce retour de manivelle, c’est un peu une revanche pour ceux qui n’ont pas emboîté le pas de la diversification?

Blocher: C’est sûr. Voyez, en caricaturant un peu, l’entreprise qui rencontre le plus de succès dans le monde, c’est Coca-Cola. Et Coca-Cola ne fabrique que du Coca. Elle est en train de changer, mais on verra bien ce que cela donnera. A contrario, General Electric s’est diversifiée avec profit. Mais ce cas constitue une exception. Grâce à Jack Welch.

A vous entendre, il y aurait une taille critique à ne pas dépasser.
Blocher:
Certainement. D’accord, dans la chimie on ne peut pas concevoir une entreprise de trois personnes. Mais une petite entreprise qui lance un produit unique sur le marché ne doit pas forcément grandir. Pour moi, tant qu’on garde la vue d’ensemble de son entreprise, on a la bonne taille. Au-delà, on ne l’a plus. On devient trop grand. Et on meurt. Comme les dinosaures.

C’est irrévocable?
Blocher:
Non, mais quand ça ne marche plus, il faut réagir, vite et bien. Ça se passe comme ça dans l’économie. Aujourd’hui, on tend de nouveau à séparer les activités, on vend ce qui ne correspond pas au travail de base. Rentenanstalt Swiss Life s’est, comme les autres, lancée dans la bancassurance, elle a acheté le Banco del Gottardo et, quand les choses ont mal tourné, l’a revendu. Résultat: la grande assurance, maintenant, se concentre sur son domaine, les assurances.

Est-ce la mésaventure qu’a vécue Martin Ebner?
Blocher:
Après coup, on peut toujours décréter qu’une stratégie était inadaptée. Mais, de fait, Martin Ebner, après la création de la société originelle à laquelle j’ai participé, Pharma Vision, a multiplié les entités. Dès que ce tournant a été amorcé, je me suis retiré. C’était il y a cinq ans, en 1997. Je suis un industriel, je ne dois ni ne peux me disperser. Quand le nombre de sociétés s’accroît, et que ça commence à brûler un peu partout, on se trouve dans la situation du pompier qui court d’un foyer à l’autre. Il ne maîtrise alors plus aucun incendie.

N’est-ce pas une vision très conservatrice d’une économie dite globale?
Blocher:
On me dit que je ne suis pas progressiste, que je devrais engager un manager. C’est vrai. Mais les bons patrons que je connais sont tous des conservateurs, des gens de la vieille école. Selon moi, il faut l’être pour bien faire son boulot. Je suis aussi partisan d’une philosophie de la concentration dans le travail. Il faut se concentrer sur une chose dans la journée, pas sur dix. Cas échéant, vous donnez un dixième de vous-même à chacune d’elles.

A un certain moment, les porteurs d’actions ont exigé que l’on récompense mieux leur engagement financier. On a résumé cette approche sous le nom de shareholder value. Les décisions prises dans les entreprises pour accéder à ces demandes n’ont-elles pas contribué, parfois, à leur perte?
Blocher:
Je suis un ardent zélateur de la shareholder value. Mais que d’erreurs et d’abus commis en son nom! Pour exprimer les choses simplement, il est normal qu’un actionnaire reçoive des dividendes correspondant à la valeur de l’entreprise dont il possède des titres. Mais cette valeur doit être mesurée à long terme. Si la société se porte bien, et de mieux en mieux, la shareholder value doit augmenter. Si elle plonge, tant pis.

Vous parlez d’abus…
Blocher:
Il s’est passé le même phénomène que dans la prétendue nouvelle économie. On a promis monts et merveilles aux gens, on les a fait cracher au bassinet pour toucher le magot dans dix ans. Quand on n’a pas manipulé la comptabilité. A ce jeu-là, les gens ont été bernés.

Revenons à vous. Il y a un mois, votre fille aînée, Magdalena, 33 ans, a été élue à la vice-présidence d’Ems Chemie. Comme vous détenez la majorité des voix, vous l’avez donc choisie. Vos enfants sont-ils en train de reprendre l’entreprise familiale?
Blocher:
D’abord, j’aimerais souligner que chacun a choisi la voie qui lui convenait. Je ne les ai forcés à rien du tout. Ma fille aînée s’est intéressée la première à la marche de l’entreprise, la voilà à ce poste. Mon fils aîné, 31 ans, est chimiste de formation. Il nous rejoindra certainement un jour. Pour l’heure, il suit une formation d’économiste chez McKinsey. De mes deux autres filles, l’une est chef de production dans une fabrique de bonbons, l’autre a terminé ses études d’économie et sera contrôleur chez Clariant.

Vous êtes donc prêt à vous retirer?
Blocher:
Naturellement que je suis prêt. Du moins je m’y prépare.

Pas pour entrer au Conseil fédéral?
Blocher:
Non, bien sûr. Je n’en ai pas envie. Ne serait-ce qu’en raison du fait que je ne suis pas un homme de cabinet, un fonctionnaire. Mais l’UDC devra présenter un candidat lors du vote pour repourvoir les deux sièges devenus vacants au Conseil fédéral. Alors, s’il n’y a personne du parti qui se présente, je me présenterai. Pour obliger les radicaux et les PDC à choisir leur bord. Sinon, ils ne le feront pas. Notez, je ne serai de toute façon pas élu.

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