Le peuple n’est pas plus stupide que le Parlement!

Interview dans L’Hebdo du 26 février 1998

Conseil fédéral: Comment ressusciter une élection?


Propos recueillis par Judith Mayencourt

Christoph Blocher, qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans le mode d’élection au Conseil fédéral?

 

Christoph Blocher: Notre système fédéral est dénaturé. Il repose sur une clique, formée par le Parlement, les partis politiques et la presse. Des gens qui s’arrangent entre eux, qui vivent en cercle fermé! Le Conseil fédéral n’assume plus ses responsabilités vis-à-vis du peuple, mais vis-à-vis de cette clique. Il est en décalage avec les aspirations du peuple.

 

Pourquoi lancer l’idée d’une élection par le peuple précisément maintenant?

 

Blocher: Nous fêtons le 150e anniversaire de l’Etat fédéral. 1848 marque l’introduction des droits populaires, avec comme seule exception l’élection des gouvernements cantonaux et du Conseil fédéral. Tous les cantons ont aujourd’hui franchi le pas. Il faut faire de même au niveau fédéral.

 

La Suisse romande et le Tessin risquent d’être cannibalisés. C’est ce que vous cherchez?

 

Blocher: Je suis conscient du problème. Deux sièges au moins doivent être réservés à la Suisse romande. On pourrait éventuellement garantir un troisième siège à la minorité italophone, c’est à discuter. Une autre clause de sauvegarde que je veux maintenir, c’est la limite cantonale. Il ne faut pas plus d’un élu par canton. Sinon, Zurich, Vaud et Berne risquent de s’octroyer tous les sièges.

 

Si les deux conseillers fédéraux romands sont élus avec trois fois moins de voix que d’autres candidats alémaniques éliminés, est-ce que cela ne pose pas un problème de légitimité?

 

Blocher: Au Parlement, certains sont élus avec beaucoup plus de voix que d’autres, et alors? Le cas de figure que vous décrivez se retrouve déjà dans les élections au système proportionnel, et ça ne pose pas de problèmes. Un élu est un élu. Son score est oublié le lendemain de l’élection. Et puis, pourquoi imaginer que les Romands aient moins de voix que les Alémaniques? Ce qui compte dans une élection, c’est surtout la personnalité des candidats et leurs avis politiques.

 

Vous avez aussi évoqué la possibilité de découper la Suisse en 7 circonscriptions électorales.

 

Blocher: Ce serait également une façon de garantir les équilibres linguistiques et régionaux. Le parti doit encore y réfléchir. Ce n’est pas mon modèle préféré: je pense que les conseillers fédéraux doivent être élus par l’ensemble du peuple suisse.

 

Imaginez-vous une élection au coup par coup, lorsqu’il y a une démission, ou alors en bloc?

 

Blocher: Là aussi, il faut encore en discuter. Une des possibilités serait que lorsqu’un conseiller fédéral se retire, le Parlement élise son successeur. Des élections générales populaires auraient lieu tous les quatre ans. Ce n’est pas non plus ma solution préférée.

 

Les conseillers fédéraux seront perpétuellement en campagne électorale. Ils risquent de ne prendre que des décisions populaires, voire populistes.

 

Blocher: L’avantage d’un mandat de 4 ans, c’est qu’il permet de sanctionner un conseiller fédéral qui travaille mal. Vous parlez de populisme, mais qu’est-ce que c’est le populisme? Aujourd’hui déjà, le Parlement a les yeux rivés sur les prochaines élections. Je ne crois pas que le peuple veuille élire des populistes. Le peuple préfère des personnalités qui gouvernent et qui ont des avis clairs. Les arguments que vous mettez en avant, ce sont ceux dont se servent les dictateurs pour se justifier! Ce sont les risques de la démocratie.

 

L’argent jouera fatalement un rôle énorme dans la campagne électorale. La démocratie ne tombe-t-elle pas aux mains des plus riches?

 

Blocher: C’est ce qu’on a dit lorsqu’on a introduit le système dans les cantons. Regardez aujourd’hui: ce sont les partis qui luttent pour les élections.

 

Il faudra donc être présenté par un parti politique? Pas de candidat Blocher, sur une liste de Ems-Chemie?

 

Blocher: Parce que vous croyez que le peuple suisse veuille élire un candidat de Ems-Chemie? Il ne faut pas se leurrer: au Parlement, les liens entre les partis politiques et l’économie existent déjà. Les candidats ne tombent pas de la lune! On peut imaginer que des associations syndicales ou patronales, que des grands lobbies comme celui de l’environnement présentent des candidats. Jusqu’à présent, on n’a pas trouvé d’organe qui remplace les partis. Mais si c’est le cas, pourquoi pas? Je suis très libéral.

 

Outre l’argent, les médias auront une influence déterminante. C’est quand même un grand danger.

 

Blocher: Non, au contraire. Je crois qu’une élection par le peuple relativiserait le poids de la presse. Aujourd’hui, le Parlement et le gouvernement sont tétanisés par ce que disent les journaux et la télévision. Le peuple est beaucoup plus indépendant que vous ne l’imaginez. Souvent il prend des décisions contraires aux mots d’ordre propagés par les journaux.

 

Le gouvernement sera directement responsable devant le peuple, ce qui affaiblit considérablement le rôle et le poids du Parlement. C’est votre objectif?

 

Blocher: Le Parlement et le gouvernement ont deux missions distinctes. L’un fait les lois, l’autre les applique, et tous deux seront renforcés par leur propre légitimité populaire. Voyez les Etats-Unis. Là, parlement et gouvernement ont exactement la même force. Tous deux ont un droit de veto. Et cela fonctionne.

 

Mais ce serait alors une lutte constante entre les deux pouvoirs?

 

Blocher: Très bien! Les affrontements ne sont pas quelque chose de négatif, s’ils reposent sur des arguments. En Suisse, nous avons justement trop peu de discussions.

 

Avec les différentes clauses de sauvegarde que vous imaginez, est-ce qu’on ouvre vraiment le jeu?

 

Blocher: Bien sûr. Regardez l’élection de Pascal Couchepin. Si c’était au peuple de se prononcer, les libéraux pourraient présenter un bon candidat.

 

Ils peuvent déjà le faire, non?

 

Blocher: Ils n’auraient aucune chance! Le peuple est beaucoup plus libre que le Parlement dans ses choix. Il n’a pas à tenir compte des éventuels retours de bâton. Le système ne sera jamais idéal, c’est clair, mais ma proposition présente toute une série d’avantages évidents. Dans les cantons, quand un conseiller d’Etat travaille mal, son parti peut lui dire stop. Ou alors, le peuple peut le renvoyer à la maison. Ce n’est jamais le cas à Berne, où le Parlement réélit les conseillers fédéraux aussi longtemps que ceux-ci se représentent!

 

On le voit depuis quelques semaines, les intéressés ne se pressent pas au portillon du Conseil fédéral. Vous croyez vraiment qu’une élection populaire attirerait plus de candidats?

 

Blocher: Oh, David de Pury dit qu’il n’est pas intéressé, mais je sais très bien qu’il l’est! C’est une tactique courante chez les politiciens de dire non, alors qu’ils savent que personne ne s’intéresse réellement à eux! Je suis favorable à une clause de contrainte: si quelqu’un est élu, il doit accepter son mandat. Et si vraiment nous ne trouvons plus de candidats pour le Conseil fédéral, alors il faut supprimer la démocratie! C’est la fin de l’Etat! Mais franchement, je ne crois pas qu’on en soit là…

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